M. Dorval Brunelle, l’intégration économique dans les amériques: Quelles leçons tirer pour une initiative tricontinentale atlantique?




Permettez-moi, avant toute chose, de remercier chaleureusement le ministre Ahmed Lahlimi Alami de son aimable invitation et de le féliciter pour avoir convoqué cet important Forum international sur un thème à la fois novateur et audacieux. Je voudrais également remercier le Cabinet du Haut Commissariat au Plan pour son implication soutenue et efficace dans l’organisation de cet évènement.

La démarche que je vous propose vise deux objectifs : premièrement, établir un état des lieux des accords de libre-échange et marchés communs dans et hors Amériques de manière à mettre en relief quelques acquis et limites des processus d’intégration en cours ; deuxièmement, chercher à voir comment ces réussites ou ces échecs selon les cas peuvent nous aider à envisager des voies vers une plus grande collaboration en vue de créer un espace tricontinental permettant de rapprocher les deux rives de l’Atlantique.

À cette fin, mon intervention comprendra quatre parties portant respectivement sur les accords régionaux et bilatéraux d’intégration dans les Amériques, sur les défis posés par une intégration à l’échelle hémisphérique, sur l’extension des relations commerciales en direction de la bordure de l’Océan Pacifique et de celle de l’Océan Atlantique, et, enfin, sous forme d’excursus, sur le régionalisme à l’intérieur du système de l’Organisation des Nations unies. En conclusion, je voudrais revenir sur le défi de l’interaméricanité et en tirer quelques leçons pour une Initiative tricontinentale atlantique.

Les principaux accords commerciaux

Les Amériques comptent cinq grands accords d’intégration régionale ; ce sont, par ordre d’importance : l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), le Marché commun du Cône sud (Mercosur), la Communauté andine des nations (CAN), le CARICOM (Marché commun des Caraïbes) et le Système d’intégration de l’Amérique centrale (SIAC ou SICA, Sistema de la integracion centroamericana) . Cependant, seuls les deux premiers ont eu et ont toujours un effet intégrateur notable par rapport aux trois autres, encore que le sort du Mercosur au cours des ans ait été lié de manière serrée à l’évolution de la conjoncture économique intérieure de ses deux membres fondateurs, le Brésil et l’Argentine.

Or si, ces récentes années en tout cas, les processus d’intégration ont progressé notablement au nord et au sud, il n’en demeure pas moins que l’ALENA et le Mercosur représentent deux pôles d’intégration fondés sur des valeurs et des institutions fort différentes. En effet, alors que le second repose sur une intégration à volets multiples, non seulement économique et commerciale, mais aussi politique avec un Parlement du Mercosur, social avec la convocation de forums parallèles, culturel avec la promotion du bilinguisme, l’ALENA privilégie une approche radicale face à l’intégration économique fondée sur une institutionnalisation limitée et une légitimité réduite. Cette institutionnalisation fait essentiellement appel à des experts issus des milieux économiques et politiques, tandis que, du côté de la légitimité, seules les grandes entreprises sont appelées à agir comme parties prenantes dans la production de normes continentales. Ce dispositif a d’ailleurs été renforcé avec la mise sur pied, en 2005 –dans la foulée des attentats du 11 septembre 2001- du Partenariat pour la prospérité et la sécurité (PSP) qui prévoit une réunion annuelle des trois chefs d’État et de gouvernement, des réunions ponctuelles d’un Cabinet continental et qui, de surcroît, a officialisé la participation des milieux d’affaires en prévoyant la création d’un Conseil nord-américain de la compétitivité (CNAC) formé de trente représentants des plus grandes entreprises d’Amérique du Nord, à raison de dix par pays . Bien sûr, la question qui se pose désormais est celle de savoir quel sort l’administration du président Barak Obama réservera à ce partenariat, question d’autant plus pertinente et litigieuse à la fois que le candidat Obama avait émis de sévères réserves à l’endroit de l’ALENA durant sa campagne électorale de l’été 2008.

Quant aux accords de libre-échange (ALE) négociés entre partenaires dans les Amériques, ils sont au nombre de 15. Leurs principaux promoteurs sont les trois membres de l’ALENA, ainsi que le Chili. Ces accords ont été négociés avec les pays d’Amérique centrale et la République dominicaine, mais aussi avec la Colombie et le Pérou, deux membres de la CAN, et un autre est en cours de négociation entre les États-Unis et l’Uruguay, qui avait déjà négocié un accord semblable avec le Mexique. Il convient de noter à ce propos que, au-delà des intérêts commerciaux des partenaires en présence, dans certains cas, la négociation de ces ALE renvoie également à l’enjeu de la rivalité entre deux modèles d’intégration dont il a été question plus tôt. En ce sens, la négociation d’ALE permettrait de poursuivre en parallèle des objectifs stratégiques pour les trois pays membres de l’ALEA, en particulier, et ce, afin de limiter, sinon de réduire les possibilités d’extension et l’aire d’influence du Mercosur .

On voit alors que les deux grands projets d’intégration régionale, l’ALENA et le Mercosur, sont non seulement différents dans leur forme et leur contenu, ce sont aussi des processus rivaux, une rivalité qui trouve ses prolongements dans les différentes déclinaisons des projets en question, le PSP et les ALE, pour les trois partenaires de l’ALENA, la Communauté sud-américaine des nations (CSN) devenue l’Unasur, en 2008, pour les membres du Mercosur .

Les défis de l’intégration hémisphérique

La rivalité dont il vient d’être question met en lumière les difficultés inhérentes à une intégration qui impliquerait les 35 pays des trois Amériques. À son tour, ce défi renvoie à deux types d’explications, l’un d’ordre géographique, l’autre d’ordre historique. Un premier écueil a été mis en lumière par l’historien Pierre Chaunu. Dans son ouvrage L’Amérique et les Amériques , l’auteur invoque ce qu’il appelle un « défi de la méridianité » pour rendre compte de la difficulté qui court à travers l’histoire de l’hémisphère de nouer des relations dans un axe nord-sud. Ce défi rendrait compte de la contrainte géographique qu’impose l’étirement des Amériques d’un pôle à l’autre, défi que l’on ne rencontrerait nulle part ailleurs, d’une part, mais un défi qui imposerait ses contraintes propres par rapport à une extension des échanges sur un axe latéral ou horizontal, d’autre part. Bien sûr, si ce raisonnement devait tenir, il serait intéressant de l’invoquer pour rendre compte des difficultés d’intégration de l’autre côté de l’Atlantique, entre l’Europe et l’Afrique.

Quant à l’argument historique, il renvoie à la difficile compatibilité entre deux visions de l’intégration à l’échelle hémisphérique, celles portées respectivement, dès l’aube du XIXè siècle, par Simon Bolivar et par James Monroe . La première prenait sa source dans une approche à la fois panaméricaine, républicaine et égalitaire, tandis que la seconde trouvait son inspiration dans un panaméricanisme asymétrique placé à l’ombre de la puissance tutélaire –certains diraient « impériale »- des Etats-Unis d’Amérique. Cette rivalité traverse toute l’histoire des trois Amériques et elle a entaché toutes les initiatives issues des Etats-Unis et ce, depuis le premier (sic) Congrès Panaméricain convoqué à leur instigation en 1889. Pourtant cette rivalité n’a pas empêché la mise sur pied de tout un ensemble d’institutions interaméricaines et, en particulier, de la plus importante d’entre elles, l’Organisation des États américains, en 1948.

Ce bref rappel effectué, la dernière en date et sans doute la plus ambitieuse de ces initiatives d’intégration à grande échelle remonte à 1994. Il s’agit de la convocation, à l’instigation du président Clinton, du premier Sommet des Amériques. Ce sommet avait été organisé autour du concept de « Communauté des démocraties » et il devait inaugurer une nouvelle ère dans les relations interaméricaines, soulignant à la fois la fin des régimes militaires et celle de la soi-disant « décennie perdue » du développement . Par la suite, les choses semblent aller bon train, comme en témoigne le fait que les négociations commerciales autour d’un projet de création d’une Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA), le fleuron du processus d’intégration à l’échelle hémisphérique, progressent notablement d’un sommet à l’autre. Les Sommets des Amériques sont tenus successivement, en 1998, à Santiago, en 2001, à Québec, et ce, jusqu’en 2003 à Monterrey, où les négociations achoppent une première fois, pour être abandonnées lors du quatrième Sommet des Amériques tenu à Mar del Plata, en Argentine, en 2005.

Deux explications peuvent être avancées pour expliquer cet échec. La première vise à rappeler que, à compter des années 2000, la conjoncture politique changera du tout au tout en Amérique du Sud avec l’élection du président Chavez au Venezuela suivie de celle du Président Lula au Brésil, par la suite portée par une véritable déferlante qui déplace le spectre politique vers la gauche au Chili, en Argentine, en Bolivie, en Équateur, en Uruguay et au Paraguay. La seconde invoque quant à elle le fait que l’année 2001 marque à la fois l’entrée en scène du président Bush et, dans la foulée des évènements du 11 septembre, celle de l’obsession sécuritaire qui conduira la Maison blanche à se détourner de l’Amérique latine –c’est ce que l’on a appelé la négligence bénigne, le benign neglect dans le jargon des commentateurs politiques- à concentrer ses énergies sur le Moyen-Orient, à agresser l’Irak et à concentrer son attention sur ses deux partenaires immédiats, le Mexique et le Canada, comme en fait foi le projet PSP dont il a été question un peu plus tôt.

Pourtant, si certains ont pu penser, dans la foulée de l’échec de novembre 2005 à Mar del Plata, que l’intégration à l’échelle des Amériques et le processus des sommets avaient été remisés aux oubliettes, les choses ont pris une nouvelle tournure depuis la convocation, à l’instigation du président Barak Obama cette fois, d’un cinquième Sommet des Amériques tenu à Trinité-et-Tobago, en février 2009. Bien sûr, il est encore trop tôt pour voir dans cette initiative une nouvelle mouture de l’approche étatsunienne à l’interaméricanité, mais il n’en demeure pas moins que le débat est relancé. Or, compte tenu de ce que nous avons souligné plus tôt concernant les progrès de l’intégration régionale en Amérique du Sud, il va de soi qu’un nouveau projet à l’échelle hémisphérique devra composer avec une réalité qui diffère sensiblement de celle qui prévalait au sortir des dictatures et au retour en scène des démocraties en 1994.

Les relations commerciales transpacifiques et transatlantiques

Si nous portons maintenant le regard depuis les Amériques vers l’Océan Pacifique et l’Océan Atlantique respectivement, nous voyons que les pays des Amériques ont négocié une quinzaine d’accords de libre-échange (ALE) de part et d’autre. Du côté de la bordure du Pacifique où, au passage, la distinction classique entre un Nord développé et un Sud sous-développé apparaît pour le moins obsolète, - contrairement à la situation qui prévaut toujours du côté de l’Atlantique- les principaux promoteurs sont le Chili avec cinq accords, Taiwan avec quatre, Singapour avec trois et les Etats-Unis avec deux.

Cela dit, il convient de rappeler l’existence de cette initiative qui a nom Asia-Pacific Economic Cooperation (APEC, ou Coopération économique Asie-Pacifique) qui regroupe 21 économies de la bordure du Pacifique qui porte une double originalité. La première, de rassembler des économies et non pas des États ou des gouvernements, ceci afin de ménager les susceptibilités politiques qui opposent la République populaire de Chine et Taiwan ; la seconde, celle d’impliquer étroitement les milieux d’affaires dans un mode de collaboration qui n’est pas sans rappeler celui que l’on retrouve en Amérique du Nord dans le PSP.

Du côté de l’Océan Atlantique, nous pouvons regrouper les ALE en trois ensembles. Un premier ensemble serait formé de cinq ALE, quatre qui ont été négociés par l’Union européenne (UE) et l’Association européenne de libre-échange (AELE) respectivement avec le Mexique et le Chili, alors que le cinquième est en cours de négociation entre l’UE et le Canada. Un deuxième ensemble serait formé des sept ALE négociés entre des pays des Amériques et des partenaires du Moyen-Orient, dont quatre par les Etats-Unis, quatre par Israël, des initiatives qui mettent en relief, encore une fois, la dimension stratégique que revêt la négociation de tels accords . Il convient de souligner à ce propos, l’originalité que représente la signature d’un ALE entre le Mercosur et Israël qui a été le premier accord signé par le Mercosur avec un partenaire hors zone, une initiative qui n’en a pas moins créé une importante dissension à l’interne quand le président du Venezuela a refusé d’associer son pays à ce projet. Quant au dernier cas de figure où l’on retrouverait les ALE négociés entre pays des Amériques et d’Afrique, il ne comprend qu’un seul accord pour le moment. Il s’agit de l’accord négocié entre les Etats-Unis et le Maroc, auquel il faudra éventuellement ajouter l’accord en cours de négociation entre l’Union douanière d’Afrique australe et le Mercosur .

Enfin, il convient d’ajouter à cette liste deux accords en cours de négociation de blocs à blocs, l’un entre l’UE et la CAN, l’autre entre l’UE et le Mercosur .

Excursus : le régionalisme et le système de l’ONU

J’ai prévu de traiter brièvement, sous forme d’excursus, une question incidente qui ne touche pas directement à mon sujet, mais qui n’en est pas moins très liée pour autant. En effet, parmi les arguments évoqués à l’appui de l’Initiative tricontinentale Atlantique, la question de l’échec du système multilatéral et, en particulier, de l’Organisation des Nations unies (ONU) occupe une place centrale. Or, ce que je voudrais souligner et rappeler à ce propos c’est que le système de l’ONU ne doit pas être pensé et envisagé uniquement comme un système universel, car ce système a instauré une régionalisation importante et fort significative à la fois, celle qui a été menée à l’instigation du Conseil économique et social (ECOSOC) .

On rappellera à ce sujet qu’au lendemain de sa création, l’ECOSOC a procédé à la mise sur pied de cinq commissions économiques continentales ou régionales . Or, par trop souvent, quand on évoque l’échec de l’ONU, on passe sous silence les échecs qu’ont connus ces commissions et ce, à deux niveaux, au niveau du découpage géographique et au niveau plus substantiel des résultats et des retombées de leur action quant au renforcement de l’intégration économique régionale. La seule de ces commissions qui a connu un succès certain en termes de promotion du régionalisme économique, qui a également produit un cadre théorique approprié et favorisé l’éclosion d’une école de pensée originale est la Commission économique pour l’Amérique latine et la Caraïbe (CEPALC). Mais il convient de noter que, fracture nord-sud oblige, elle ne s’étendait pas au départ ni aux États-Unis ni au Canada qui ont alors été incorporés dans la Commission économique pour l’Europe (CEE-ONU) avec Israël et aux côtés des républiques d’Asie centrale issues de l’éclatement de l’URSS, à savoir l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, le Kirgistan, le Tadjikistan, le Turkménistan et l’Ouzbékistan .

Je tenais à commettre ce bref rappel pour la seule raison de nous remettre en mémoire à quel point l’échec du système de l’ONU, c’est aussi en quelque part l’échec d’une certaine approche à l’intégration économique continentale ou régionale. En ce sens, une initiative qui se propose de rapprocher les deux rives de l’Atlantique devrait également pouvoir tirer leçons de ces échecs -et, bien sûr, des réussites en termes de régionalisation là où elles ont prévalu- pour en tirer à la fois profit et avantage dans la défense et la promotion d’une Initiative tricontinentale Atlantique.


Conclusion : les leçons de l’interaméricanité

Ce bref survol appelle deux remarques générales en conclusion. La première concerne les initiatives d’ordre économique ou commercial issues, soit directement soit indirectement, des Amériques, initiatives qui pourraient inspirer ou alimenter la réflexion en vue de faire avancer un projet tricontinental Atlantique sur ces deux fronts, en particulier. Parmi ces initiatives, trois mériteraient être explorées plus avant. L’une est le modèle que représente l’APEC, une autre est le projet de Communauté des démocraties et la dernière, la négociation de bloc à bloc, qu’il s’agisse des négociations menées à l’initiative de l’UE ou de celles menées à celle du Mercosur avec l’Union douanière d’Afrique australe. Chacune de ces initiatives pourrait être située sur un continuum en partant de celle qui est la plus centrée sur des objectifs commerciaux immédiats et qui fait appel aux seules parties prenantes issues des économies et des milieux d’affaires –le modèle APEC-, en passant par l’élaboration d’un cadre d’intégration qui déborde les frontières commerciales pour couvrir d’autres domaines comme les droits humains, l’éducation ou la sécurité, et qui fait également appel à des acteurs issus de la société civile –le modèle de Communauté des démocraties-, pour terminer avec un cadre plus ambitieux encore reposant sur l’extension d’un modèle d’intégration situé au croisement de celui de l’UE et du Mercosur. Bien sûr, compte tenu des importantes asymmétries qui opposent les pays situés de part et d’autre de l’Atlantique, ces modèles ne pourraient ni ne devraient être appliqués tels quels. En revanche, ils pourraient alimenter les réflexions et servir de base à la préparation d’initiatives originales et porteuses, surtout si leurs architectes prenaient la peine de tenir compte des lacunes et des limites inscrites dans chacun d’eux et surtout d’accorder la plus grande attention au défi majeur qui guette tout projet d’intégration à grande échelle, celui du déficit démocratique qui, s’il n’est pas confronté, frappe ces initiatives d’une illégitimité sociale précoce.

Ces réflexions me conduisent tout droit à ma dernière remarque qui porte sur l’interaméricanité et les leçons que l’on peut tirer des efforts qui sont menés pour alimenter et renforcer un sentiment d’appartenance commune à la grandeur des trois Amériques. Nous avons vu que, sur les plans géographique, politique et économique, les projets d’intégration à l’échelle hémisphérique doivent composer avec des fractures historiques en apparence insurmontables. Pourtant, en éternels optimistes, les économistes, tout comme les politiques d’ailleurs, partent de l’hypothèse générale selon laquelle tous les acteurs –et pas seulement les entrepreneurs et leurs entreprises- doivent pouvoir prendre acte, de manière spontanée en quelque sorte, des avantages supérieurs de la libéralisation des échanges au niveau international par rapport à toute forme de gestion de l’échange, y compris par rapport au libre-échange intérieur.

Or, si cette hypothèse semble aller de soi pour les firmes multinationales, sa validité et sa légitimité décroissent au fur et à mesure que l’on descend dans l’échelle de l’économie vers les secteurs de la moyenne et de la petite entreprise, et elle est carrément frappée d’invalidité dès que l’on touche à des secteurs plus faiblement capitalistiques comme l’économie sociale, l’économie communautaire ou l’économie traditionnelle. C’est ainsi que, pour plusieurs analystes, l’hypothèse dont il vient d’être question doit être renversée. L’intégration n’est jamais donnée, elle ne vient pas d’en haut, elle est construite par le bas, elle est issue des acteurs eux-mêmes et elle se déploie à travers une multitude d’initiatives menées à l’instigation des individus, des groupes et des organisations sur le terrain. En empruntant cette perspective, on voit alors émerger un tout autre univers. L’interaméricanité existe déjà, elle se construit au jour le jour depuis des siècles à travers la circulation des individus, des familles, des valeurs, des normes et des institutions à l’échelle de tout un continent et au-delà . Il s’agit alors de libérer, d’encourager et de capter ces forces et ces échanges et, à cet égard, l’utilité et la rentabilitité –en termes qui ne sont pas forcément économiques, bien sûr- d’initiatives dans le domaine culturel, scientifique ou social l’emportent souvent, et de loin, au niveau de la durabilité et de l’efficacité, sur les accords de libre-échange et autres projets à haute teneur économique.

J’en donnerai deux exemples. Le premier porte sur une initiative dans le domaine universitaire, le second, concerne les mouvements sociaux. Il existe, dans les Amériques, une Organisation universitaire interaméricaine (OUI) qui regroupe quelque 400 universités à travers l’hémisphère. Or, l’OUI ne se contente pas d’agir comme organisation et comme groupe de pression, elle s’est aussi dédiée à la mise sur pied de programmes de formation des cadres universitaires. De plus, en 1999, l’OUI a créé un Collège des Amériques (COLAM) qui réunit universitaires et chercheurs autour de plusieurs projets de recherche ayant des incidences immédiates et pratiques, non seulement pour les universités elles-mêmes, mais aussi pour la collectivité. Le COLAM offre ainsi, entre autres choses, toute une série de cours en ligne à travers les trois Amériques. Cela dit, il serait sans doute intéressant de voir s’il n’y aurait pas moyen de saisir cette organisation, à l’instar d’autres ayant même vocation en Europe et en Afrique, afin de voir si elles ne pourraient pas faire leur un projet tricontinental Atlantique. Au départ, il pourrait tout simplement être question de créer un chapitre à l’intérieur d’organisations intéressées avant d’aller de l’avant avec une initiative autonome en bonne et due forme.

Le second exemple concerne les mouvements sociaux et il convient de souligner à cet égard que, là où les entreprises, les économies et les pays peinent à se rapprocher les uns des autres, les mouvements autochtones, les mouvements sociaux et, en particulier, le mouvement syndical, ainsi que le mouvement des femmes sont tous les quatre organisés en réseaux à la grandeur des trois Amériques et ce, dans certains cas, -celui des mouvements autochtones notamment- depuis plusieurs décennies. C’est aussi le cas de la Confédération syndicale des travailleurs des Amériques (CSA) née en 2008 dans la foulée de la création de la Confédération syndicale internationale (CSI) et issue de la fusion des deux grandes organisations interaméricaines qui existaient antérieurement. C’est le cas également pour l’Alliance sociale continentale (ASC) née en 1995 dans la foulée des négociations entourant le projet de ZLEA. C’est le cas enfin pour la Marche mondiale des femmes, lancée depuis le Québec à la toute fin des années 90 et qui a connu à ce jour d’importantes retombées dans les trois Amériques. Depuis 2001 surtout, ces mouvements et ces réseaux sont encore alimentés et renforcés grâce à la tenue régulière de Forums sociaux mondiaux qui ont eu lieu surtout dans les Amériques et par la convocation annuelle, ou tant s’en faut, de Forums sociaux des Amériques. De nouveau, comme cela a été évoqué à la suite de la présentation du cas précédent, l’enjeu de la constitution de réseaux sociaux rapprochant les deux côtés de la bordure Atlantique pourrait être mise à l’ordre du jour de l’un ou de l’autre de ces mouvements ou organisations. Parmi les cas cités, la CSI en particulier, pourrait sans nul doute être intéressée à se pencher sur cette question et à mettre sur pied, à cette fin, une coordination ou un bureau tricontinental Atlantique.

Ceci dit, je ne compte pas aller plus avant sur ces questions ; j’ai tout simplement voulu présenter quelques pistes concrètes et avancer quelques idées fort simples pour montrer que les voies vers un rapprochement transatlantique sont multiples et variées, et que le projet d’Initiative tricontinentale Atlantique peut d’ores et déjà compter avec toute une panoplie d’interventions et de propositions qu’il suffirait d’élargir, d’adapter et de renforcer selon les besoins des partenaires et les objectifs envisagés.

Je vous remercie de m’avoir accordé votre précieuse attention.

Télécharger le fichier